mardi 19 octobre 2010

À propos d'histoire régionale et locale


La bibliothèque de Chantilly conserve en un recueil deux témoignages rarissimes des débuts de l'imprimerie dans le nord de la France actuelle. Il s'agit de: 1) Georges Chastellain, Chansons géorgines, Valenciennes, [Jehan de Liège, 1500]. Cote : IV–E/89, 1 (Delisle 1261). 2) Jean Molinet, Robe de l’archiduc, Valenciennes, [Jehan de Liège, 1500]. Cote : IV E/89, 2 (Delisle 1261). Le catalogue Picasco (cf. infra) les reprend cependant sous une même cote.
Les villes du Hainaut sont caractérisées par la modernité de leur culture au milieu du XVe siècle: on rappellera parmi les facteurs les plus favorables la présence de petites écoles, la fréquentation des universités proches (Paris et surtout Louvain) par les fils de la bourgeoisie urbaine, la proximité de la cour ducale, la richesse aussi apportée par une activité économique alors florissante.
En 1473, c'est l'apogée pour Valenciennes, lorsque la capitale du Haintaut français accueille le somptueux chapitre de l'ordre ducal de la Toison d'or. Témoignage de cette vitalité: la ville voit se succéder les figures des plus grands chroniqueurs de Bourgogne, Jacques de Guyse, Jean Froissard, Georges Chastelain et Jean Molinet. La montée en puissance des grandes dynasties royales ou princières, en même temps que l’«émergence de l’État» moderne, se manifeste par une politique de prestige concernant aussi bien la mise en place de la cour que l’architecture (châteaux et jardins), le mécénat, sans oublier la constitution de collections diverses dont celles de livres ne sont pas les moins précieuses. La présence d’un historiographe permet de commémorer à la fois les hauts faits du prince, et l’antiquité de sa généalogie. S’agissant des «Pays-Bas du Nord», les manuscrits sont copiés dans les grands centres de la Belgique actuelle, au premier chef Bruges et Bruxelles.
La chute de la maison de Bourgogne, en 1477, constitue bien évidemment une rupture très profonde, dont les prolongements se feront sentir jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle, lorsque la frontière nord de la France sera pratiquement fixée. Pourtant, la vitalité de Valenciennes explique que la ville ait brièvement accueilli un atelier typographique, le seul de la région, au tournant du XVe et du XVIe siècle. Le dossier concernant la figure jusque là presque mythique de ce Jehan de Liège a été repris il y a quelques années en profondeur par Hélène Servant dans son étude capitale Artistes et gens de lettres à Valenciennes à la fin du Moyen Âge (vers 1440-1507) (Paris, Klincksieck, 1998, 389 p., ill., index).
L’auteur y présente à nouveau les célèbres Mémoriaux de Jean Le Robert, qui témoignent de l'existence dans cette même géographie, vers 1446-1451, d'une technique de reproduction de textes «jetés en mole», probablement de courts textes xylographiés (p. 258). Puis elle aborde de front le cas de Jehan de Liège, qui a brièvement œuvré comme imprimeur dans la capitale du Hainaut français autour de 1500 (p. 266). L'étude précise des très riches sources archivistiques inédites permet d'identifier l'artisan avec Jehan de Liège, alias Flameng, venu probablement de Mons et également connu comme mercier à Valenciennes en 1494. On conserve cinq opuscules à son adresse, dont Hélène Servant analyse avec précision la production (p. 270).
Il y aurait bien d’autres choses à dire, par exemple sur le devenir de ces opuscules rarissimes, généralement conservés grâce à l’action de tel ou tel collectionneur, et qui donc ne se trouvent pas nécessairement dans les collections publiques. Bornons- nous à souligner que l’histoire locale pâtit trop souvent aujourd’hui d’un déficit de considération dans certains milieux universitaires. L’exemple de Valenciennes dans la seconde moitié du XVe siècle illustre pourtant trois points importants :
1) D’abord, il montre combien l’articulation est étroite entre histoire locale ou régionale, et histoire plus générale. Il ne s’agit jamais de faire de l’érudition gratuite, mais d’éclairer une problématique large par des exemples systématiques et pris au plus près des sources.
2) L’exemple de Valenciennes témoigne aussi du lien essentiel ayant souvent existé au XVe siècle entre le monde du livre et les institutions politiques, notamment les dynasties royales ou princières. La désagrégation du duché de Bourgogne change complètement la donne, dans le domaine de l’imprimerie et de la librairie, pour une ville fût-elle aussi importante que l'était alors Valenciennes.
3) Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, la pesée de la pénétration du livre dans une région donnée ne peut pas se résumer à l’activité d’imprimerie et d’édition. L’absence d’ateliers typographiques dans le nord de la France actuelle au XVe siècle va de paire avec une présence massive et précoce du livre manuscrit et imprimé. Les facilités de communication avec les grands centres de production que sont Cologne, Louvain ou encore Paris, expliquent, par exemple, la richesse des bibliothèques des grandes abbayes. Rappelons ici que Saint-Bertin acquiert très vite un exemplaire de la Bible à 42 lignes de Gutenberg, et terminons avec la remarquable bibliothèque du chanoine Raoul Mortier, décédé en 1480, et qui lui aussi possède une «Bible en deux volumes de l'imprechion de Mayence». L’édition du catalogue de sa bibliothèque est en cours.
Bref, ce n’est pas d’abord l’équipement des presses qui détermine la plus ou moins grande pénétration du livre dans telle ou telle région ; et l’histoire la plus générale, voire la plus abstraite, se nourrit d’abord des données de l’histoire régionale ou locale. Celle-ci fonctionne réellement comme le laboratoire de l’historien, auquel elle fournit les résultats d’observations expérimentales susceptibles d’être ensuite intégrées dans un discours plus large.

Note bibliographique: Livres Parcours [catalogue d’exposition, dir. par Marie-Pierre Dion], Valenciennes, Bibliothèque municipale, 1995. Fournit de nombreux éléments sur l'histoire de la Bibliothèque et de ses collections, et une bibliographie. D'autre part, l'association Picasco fournit sur Internet le catalogue des ouvrages des XVe et XVIe siècles conservés en Picardie (donc aussi à Chantilly, qui est non pas en Île-de-France mais dans le département de l'Oise): Picardie XV-XVI, onglet Patrimoine.

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